Cela se passait il y a bien longtemps, au temps où notre imprimerie était encore en typo, c’est-à-dire à caractères mobiles.
Nicodème était un jeune typographe de 22 ans. Je l’aimais bien car il était sans histoires, sérieux dans son travail et qu’il avait un certain goût pour la composition. Je lui confiais les faire-part de toutes sortes, les cartes de visite, d’invitation, etc…
La veille de son départ en congé, il vint me dire au revoir dans mon bureau. Il était tout heureux d’aller retrouver sa famille « au village », au Dahomey devenu depuis, le Bénin. Je le chargeai donc de transmettre mes civilités à sa famille ainsi qu’à tout le village comme il était d’usage dans les traditions africaines.
Le temps du congé s’était écoulé quand, deux jours après la date prévue pour la reprise de son travail, je vis Nicodème, de mon bureau, descendre d’un taxi. Il était tout courbé, comme un vieillard et s’appuyait sur un bâton pour marcher à petits pas. Un camarade l’accompagnait. Il venait me demander de le renvoyer dans sa famille car il était très malade et avait peur de mourir loin d’elle. Il sentait son mal s’aggraver de jour en jour. Effectivement, il était méconnaissable. Il avait beaucoup maigri. Ses joues étaient creuses et ses yeux anormalement enfoncés dans leur orbite.
Emue et pleine de compassion pour mon jeune ouvrier si atteint par la maladie, je téléphonai au médecin de notre entreprise qui le reçut aussitôt. Sans hésitation, il diagnostiqua le tétanos. Nicodème allait mourir. Le docteur Faustin me confia alors qu’il ne devrait pas dépasser deux à trois jours. Nicodème, dont la dégradation de santé avait été fulgurante depuis son retour à Abidjan, me suppliait encore de le renvoyer dans sa famille. Il voulait revoir sa mère car il sentait qu’il allait mourir. Je l’emmenai donc à notre agence de voyages mais en dépit de mon insistance, le directeur lui-même refusa de lui délivrer un billet étant donné son état de santé.
Nicodème pleurait. Dans un sursaut d’espoir je l’accompagnai chez notre médecin personnel qui me confirma le diagnostic du docteur Faustin : Je devais faire hospitaliser le malade sur le champ. Nicodème allait mourir.
Je me rendis donc à l’hôpital de Treichville où, moyennant l’enveloppe magique, on lui trouva une des meilleures chambres, bien climatisée. Je quittai donc mon pauvre Nicodème en le priant de guérir bien vite car un gros travail de retour l’attendait. Je revois encore son sourire. Je me suis toujours demandé par la suite s’il exprimait l’espoir, la reconnaissance ou s’il n’était qu’un simple adieu à travers une ultime béatitude.
Dans le taxi qui me reconduisait au Plateau avec son camarade je demandais à ce dernier s’il savait ce qui avait pu se passer pour que Nicodème soit si malade alors qu’il était parti en congé en pleine santé.
- Ah, madame, on lui a jeté un sort !
- Comment ça, un sort ? Pour quelle raison ?
- Ah, madame, il a … il a…
Le camarade était gêné. Il baisait la tête. Nicodème avait dû faire quelque chose de bien grave pour mériter une telle punition. Je poursuivis mon interrogatoire :
- Il a quoi ?
Rapidement, comme pour se débarrasser d’un aveu aussi honteux il répondit :
- Nicodème a « couillé » sa voisine et le mari de la femme qui était fou de rage, lui a jeté un sort avec le sorcier du village.
- Evidemment ce n’était pas bien mais de là à le faire mourir !... Il n’en serait pas mort, lui !...
- Ah ! C’est bien ce que je pense, surtout que la « mousso » elle l’avait bien « guiché ». Faut reconnaître que c’est une beauté, si belle qu’elle vous donne la peau de poule rien qu’à la regarder, mais quand même !
Arrivés à destination, je demandai au camarade de ne pas abandonner Nicodème et de m’en donner des nouvelles à chaque fois qu’il le verrait. Ce qu’il fit. Ses camarades d’atelier allaient aussi le voir souvent.
Le temps passait et Nicodème était toujours vivant. Les deux médecins qui l’avaient examiné avant son hospitalisation n’en revenaient pas. Nicodème devrait être mort depuis plusieurs jours déjà.
Deux mois venaient de s’écouler quand un autre typographe vint m’annoncer le retour de Nicodème à l’imprimerie. Il était parait-il en pleine forme. Sincèrement très heureuse je n’en revenais pas. Sa guérison tenait du miracle !
C’est alors que tous les camarades d’atelier m’expliquèrent qu’ils avaient trouvé dans le quartier d’Adjamé une « sorcière » qui était venue chaque jour à l’hôpital pour le soigner à l’indigénat। Elle y avait magnifiquement réussi car lorsque Nicodème avait repris son travail il avait retrouvé ses bonnes joues d’un jeune homme de 22 ans.
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Avec mon mari nous nous interrogions quant à la maladie de Nicodème. Qu’en était-il du sort jeté par le mari trompé ? Nous en sommes arrivés à conclure qu’il avait certainement empoisonné Nicodème et que la « sorcière » d’Adjamé avait trouvé l’antidote au poison par les décoctions de plantes qu’elle lui faisait absorber.
C’était notre point de vue d’Européens.
Est-ce vraiment celui des Africains ?
J’avoue avoir encore été très troublée par l’exemple d’une poule « ensorcelée » qui a désigné, dans l’imprimerie, l’auteur d’un vol qui n’était autre que « la Blanche », notre secrétaire !
La comptabilité de l’époque comporte une note de débit, prise alors en considération par le fisc et qui indiquait : « Honoraires Marabout : 5.000 Francs ».
Qu’en penseraient les collecteurs d’impôts de France si un marabout les menaçait un jour de les changer tous en poulets ? Je crois, quant à moi, en toute bonne foi, qu’ils auraient intérêt à ne pas le défier…